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Parcours

Le son poétique de Ann O’aro

Par Astrid Krivian - Publié en novembre 2020
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« Si la honte ou la culpabilité m’envahit, je les explore, pour lesdépasser. » FLORENCE LE GUYON 

Sa musique viscérale raconte l’intime. 

À travers un langage imagé, la poétesse réunionnaise mêle le maloya de son île avec d’autres sonorités.

C’est un long cri, l’urgence profonde de s’exprimer qui est à l’origine de son art. « J’enfante de ma douleur les cataplasmes des mots qui dorment », chante-t-elle dans son morceau « Zantray » (« les entrailles »). Sur le chemin de la résilience, Anne-Gaëlle Hoarau à la ville a créé son double artistique, Ann O’aro, porte-parole de son histoire, de ses messages. Si son premier album homonyme, sorti en 2018, faisait le récit d’une enfance volée par un père incestueux, Longoz répond aujourd’hui à cet outrage avec une mise à distance. « Être victime n’est pas un statut définitif d’identité, mais un état passager. L’accepter permet de s’en abstraire et de rendre son propos universel. Recourir au second degré, s’amuser avec ses souffrances, dédramatiser, c’est une grande liberté. On n’obtient pas de réponses, mais questionner est un jeu infini. » Enfant, la musique est à la fois le mal et le remède pour cette artiste intense et singulière jusque dans son interprétation, née en 1990 à La Réunion. Gardien de prison mélomane, son père l’astreint au piano, lui infligeant des coups de ceinture à la moindre hésitation, sans lui laisser le temps de lire la partition. « Je devais ruser, j’écoutais le soir le morceau au casque et je l’interprétais à l’oreille. Je chantais et jouais pour moi en cachette les notes dont j’avais besoin pour pleurer, évacuer les émotions. » Elle étudie la flûte au conservatoire et pratique l’orgue à l’église, avec le soutien d’un frère religieux bienveillant qui l’encourage.

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DR

Elle a 15 ans quand son père se suicide. Loin d’être une délivrance, sa mort était plutôt la « seule issue viable » : « Quinze ans après, son emprise mentale est encore réelle. » Après son bac, elle s’envole au Québec pour ses études, les abandonne, devient tatoueuse. Et souffre de la seule identité qu’on lui renvoie, celle d’une « survivante » : « Je ne rentrais pas dans la case de la “vraie” victime. On attendait de moi que je porte plainte, que je déteste mes parents… On annihilait ma réalité, c’était très violent. » De retour à la Réunion à 21 ans, elle donne naissance à son premier enfant, ainsi qu’à une pièce chorégraphique – une véritable plongée dans la psyché obscure du père – mêlant aïkido, danse et maloya (musique héritée des esclaves d’origine africaine et malgache). La résilience part du corps : « Apprendre à crier, à marcher, à respirer, c’est guérir, redonner son intégrité au corps, le remettre en mouvement. C’est donner une matière aux choses pour ne pas les cristalliser, mais les alléger, les faire bouger. »

Elle qui peut noircir 75 pages pour une chanson jongle avec les mots, entrechoque les images, inverse mélodies et syllabes, entre jeu de hasard et mise en scène. « Si la honte ou la culpabilité m’envahit, je les explore, pour les dépasser. » La musicalité du créole, langue longtemps interdite sur l’île – « Comme moi, elle n’avait pas le droit d’exister » –, est parfaite pour décrire « ce qui a marqué le corps ». Le français l’amène à un regard plus global sur des questions sociétales, systémiques de son île. Son phrasé malaxe la sonorité des mots, en révèle les reliefs, une matière qu’elle « aime mâcher, goûter, recracher, étudier ». Avec son combo (Teddy Doris au trombone, Bino Waro aux percussions), elle mêle le maloya au séga mauricien, aux musiques des Balkans, au jazz ou encore au zouk. Une forme épurée pour un bouquet d’émotions puissantes, cultivant les ruptures de tons, de tempo, juxtaposant douceur et brutalité, parole frontale ou imagée, tantôt écorchée, tantôt piquante.