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MBS (à gauche ) et MBZ (à droite) , à Abu Dhabi, BANDAR en décembre 2021 . BANDAR AL-JALOUD/SAUDI ROYAL PALACE/AFP
BANDAR AL-JALOUD/SAUDI ROYAL PALACE/AFP
Face-à-face

Deux princes pour une ambition

Par Cédric Gouverneur - Publié en novembre 2023
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Ils furent longtemps alliés, le Saoudien Mohammed ben Salmane et l’Émirati Mohammed ben Zayed. Et le second le mentor du premier. La fougue et les grands desseins de l’héritier du trône wahhabite, les divergences stratégiques ont pourtant jeté un sérieux coup de froid sur le Golfe…

Les dossiers qui gênent sont désormais nombreux. Les divergences et les tensions entre le prince héritier saoudien et son ancien mentor, le président des Émirats arabes unis (EAU), s’affichent aux yeux de tous, sur la politique énergétique, sur leur positionnement géopolitique dans la région, et aussi, en matière d’ambitions (ce qui compte dans ces monarchies héréditaires). La brouille commence à agacer sérieusement à Washington: l’envoyé spécial américain pour le Yémen, Tim Lenderking, qui s’efforce d’obtenir une paix durable dans ce pays ravagé par une guerre civile protéiforme depuis une décennie (au moins 380000 morts…), s’inquiète que les divergences entre les deux puissances du Golfe ne viennent «saboter [ses] efforts», rapportait le Financial Times le 19 septembre dernier. Elles interviennent depuis 2015 dans cet État du Moyen-Orient – convoité pour son positionnement ô combien stratégique –,refusant que les rebelles houthis (des chiites soutenus parl’Iran) y prennent le contrôle. C’est à cette période que le cheikh et patron de l’armée émiratie Mohammed ben Zayed («MBZ») et le prince héritier et ministre de la Défense saoudien Mohammed ben Salmane («MBS»), alors âgé de 30 ans, commencent à œuvrer ensemble. Devenus compagnons d’armes, ils joignent leurs forces contre les Houthis, avec l’appui de contingents marocains, égyptiens, mauritaniens, soudanais… Mais au Yémen comme ailleurs, les guerres ont la sale habitude de s’éterniser: la promenade de santé annoncée se transforme vite en bourbier… En 2019, les Émirats retirent donc leurs troupes, sans vraiment se coordonner avec leurs alliés saoudiens. Une indélicatesse qui contrarie MBS… Mi-2022, les États-Unis parviennent enfin à négocier un cessez-le-feu au Yémen – même si des combats sporadiques éclatent encore entre les Houthis et les séparatistes sudistes. L’Arabie saoudite, faisant acte de l’impasse qu’est devenue cette intervention militaire – un second revers après l’échec du blocus du Qatar (2017-2021) –, change ses priorités: elle veut attirer les touristes et les investisseurs. Le prince héritier et Premier ministre aspire même à normaliser ses relations avec Israël, comme l’ont fait les EAU en 2021: «Chaque jour, nous nous approchons» d’un accord avec l’État hébreu, a-t-il confirmé à Fox News le 20 septembre, dans une interview où il apparaît détendu et souriant, vêtu d’un qamis blanc et coiffé d’un keffieh rouge. Or, le comportement des Émirats au Yémen risque de nuire à cette politique d’apaisement: MBZ, intéressé par le littoral et les ports, continue d’appuyer les séparatistes du Conseil de transition du Sud, nostalgiques de la partition (1967-1990). Et le cheikh n’aurait guère apprécié d’être écarté des négociations entre Saoudiens, Houthis et Américains…

À ces divergences de fond sur le Yémen s’ajoutent des différends sur la stratégie pétrolière des deux États. Depuis un an, l’Arabie saoudite s’est lancée, avec la Russie de Poutine, dans «une politique de restriction agressive de l’offre», comme l’explique l’agence américaine S&P Global Commodity Insights. Cela se traduit par un déséquilibre (estimé à 2 millions de barils quotidiens) entre l’offre et la demande mondiale d’or noir. Les Émirats ne sont pas sur cette longueur d’onde: anticipant la transition énergétique, eux voudraient au contraire exporter au maximum avant qu’il ne soit «trop tard». Et estiment pâtir de cette politique unilatérale de son voisin. Auprès de Washington, les responsables émiratis ne se gêneraient pas pour se poser en alliés fiables, dénonçant le comportement imprévisible des Saoudiens. Une approche complexe. MBS n’a guère apprécié les critiques, c’est le moins que l’on puisse dire. Sans oublier le fait que le prince héritier d’Arabie saoudite s’est imposé comme un interlocuteur quasi incontournable de Washington, malgré les menaces du président Joe Biden, après l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Kashoggi en 2018.

LE RAPPROCHEMENT AVEC L’IRAN ​​​​​​​

Les frontières de la brouille, ou de la quasi-rupture, sont mouvantes. Sur l’Iran, les deux puissances divergent, mais se sont retrouvées dans une politique de détente. Et ont acté le désengagement américain lorsque, en septembre 2019, des sites pétroliers saoudiens avaient été frappés par des drones et des missiles, tirés depuis l’Iran, cette puissance voisine et rivale, protectrice sourcilleuse des minorités chiites – du Yémen au Liban, en passant par le Bahreïn et… l’Arabie saoudite (10% à 15% la population). En mars dernier, sous l’égide de Pékin, Riyad et Téhéran ont rétabli leurs relations diplomatiques, après des années d’acerbes tensions. Mais entre ces deux grands pays, chacun porteur d’un immense héritage musulman, la méfiance reste de mise. MBS ne cache pas que, dans le cas où Téhéran accéderait à l’arme atomique, «nous devrons en avoir une nous aussi», comme il l’a déclaré à la chaîne américaine Fox News, confirmant ainsi que le nucléaire iranien allait nourrir la prolifération… Dans ces entre-deux possiblement brutaux, les Émiratis se sentent particulièrement exposés. Ils sont en première ligne, avec une petite population d’à peine 10 millions d’habitants, dont 90% d’étrangers. Et Dubaï, la ville-monde, est sensible aux échanges commerciaux et financiers avec l’autre rive.

 

Pétrole, Yémen, ambitions… les contentieux sont lourds, et désormais, chacun boude ostensiblement les événements organisés par l’autre: Mohammed ben Zayed n’est venu ni au sommet sino-arabe de Riyad en décembre, ni à celui de la Ligue arabe à Djeddah en mai, et Mohammed ben Salmane a quant à lui snobé le sommet régional (Golfe et Égypte) organisé à Abu Dhabi en janvier. Seule exception: en juillet, après le décès d’un demi-frère de MBZ, Saïd ben Zayed, le prince héritier a décroché son téléphone pour lui témoigner ses condoléances. Mais en privé, celui-ci ne décolère pas contre son ancien mentor: «Les Émirats nous ont poignardés dans le dos, ils vont voir de quoi je suis capable!» aurait-il confié en décembre à des journalistes saoudiens, selon des fuites distillées en juillet au Wall Street Journal. Le quotidien américain qualifie les deux hommes de «frenemies»: alliés de circonstances, ils nourrissent dorénavant une hostilité réciproque, chacun aspirant à dominer un Moyen-Orient devenu trop étroit pourleurs impériales ambitions. Avec ses 2,15 millions de km2 et 36 millions d’habitants, l’Arabie saoudite est 25 fois plus vaste et quatre fois plus peuplé que les Émirats: MBS considère donc comme allant de soi le rôle moteur de son royaume, poids lourd de la péninsule arabique et gardien des lieux saints de l’islam. Les Émiratis se ressentent comme à l’avant-garde de la modernité, de la transformation sociétale des pays de la péninsule arabique. Mais les Saoudiens menés par le prince héritier se voient comme la puissance dominante, la plus peuplée, celle qui doit «guider» en quelque sorte ce nouvel ordre moyen-oriental. Et en assurer le leadership. Hors de question pour Riyad de rester à l’ombre d’Abu Dhabi. Et d’ailleurs, les Saoudiens exigent dorénavant que les entreprises qui font des affaires chez eux se localisent formellement dans leur capitale. Aux dépens évidemment de la vie plus douce, plus cosmopolite de la fameuse Dubaï.

TROIS ADVERSAIRES DANS LE COLLIMATEUR

Tout avait pourtant bien commencé entre les dirigeants, qui ont accédé aux plus hautes fonctions à la même période. En janvier 2014, Khalifa ben Zayed Al Nahyane, président des EAU depuis 2004, est victime d’un accident vasculaire cérébral. L’un de ses frères cadets, Mohammed ben Zayed Al Nahyane, est choisi pour exercer le pouvoir – mais n’est devenu président qu’après le décès de Khalifa, en mai 2022. Né en 1961, MBZ est avant tout un militaire, diplômé de l’Académie royale de Sandhurst – l’équivalent britannique de SaintCyr ou de West Point –, mais contrairement à la plupart des élites du Golfe, il n’a pas toujours vécu dans un luxueux cocon déconnecté des réalités humaines. Pour lui apprendre la dure réalité de l’existence, son père l’a en effet envoyé quelques mois au Maroc, sous un nom d’emprunt, où il a trimé incognito dans un restaurant en tant que serveur! Le jeune prince fait ensuite carrière dans l’armée de l’air, qui devient la plus puissante du monde arabe. Il incite les marchands d’armes, pour chaque contrat signé, à investir à Abu Dhabi, son émirat. La capitale fédérale contemple alors avec un brin de jalousie la vertigineuse envolée de sa rivale, Dubaï: au tournant du millénaire, lors de cette période de la «mondialisation heureuse», ce carrefour entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie s’impose comme l’un des principaux hubs du capitalisme globalisé, véritable parc d’attractions consumériste, hérissé de gratte-ciel, de centres commerciaux pharaoniques, d’outrances architecturales… L’heure d’Abu Dhabi n’arrive qu’avec la crise financière de 2008: comme dans la fable de La Fontaine, la fourmi sauve de la faillite la cigale. Mais la main tendue à Dubaï cache une dague: d’après les confidences d’une source diplomatique au Monde (mai 2020), une clause secrète contraint la famille régnante, les Al Maktoum, à renoncer à la présidence tournante des Émirats! Les Al Nahyane ont dès lors le champ libre…

Le Louvre Abu Dhab i a ouvert en 2017 . SHUTTERSTOCK
Le Louvre Abu Dhab i a ouvert en 2017 . SHUTTERSTOCK

Lorsqu’il succède à son frère malade, MBZ a plusieurs adversaires dans son collimateur: l’Iran bien sûr, mais aussi les fondamentalistes sunnites. Même s’il a été éduqué par un précepteur proche des Frères musulmans, Ezzedine Ibrahim, il entend marginaliser l’islam politique, qu’il voit comme un danger depuis le 11-Septembre. La branche émiratie de l’organisation, Al-Islah, est interdite, et ses chefs incarcérés. En 2013, MBZ appuie le putsch du maréchal égyptien al-Sissi contre le président islamiste (mais démocratiquement élu) Mohamed Morsi, puis soutient le maréchal libyen Khalifa Haftar face au gouvernement de Tripoli (appuyé, quant à lui, parla Turquie de Recep Tayyip Erdogan). Son troisième adversaire est le Qatar: la péninsule voisine (qui, en 1971, avait refusé de rejoindre la fédération) constitue un hub concurrent, notamment grâce à sa compagnie aérienne, qui rivalise avec Etihad Airways en tête des classements internationaux. Le cheikh soupçonne le pays d’appuyer des fondamentalistes islamistes partout dans le monde, y compris des mouvements terroristes en Afrique de l’Ouest – d’où le soutien émirati au G5 Sahel. Et ne supporte pas l’irrévérence d’Al Jazeera, la chaîne d’information qatarienne, perçue depuis les Printemps arabes comme un outil de déstabilisation.

S’IMPOSER COMME SUCCESSEUR LÉGITIME

C’est contre ces trois adversaires communs – le Qatar a longtemps bénéficié de la tutelle saoudienne, puis s’en est émancipé après la première guerre du Golfe, en 1991 – que le duo MBZ-MBS va s’entendre. En janvier 2015, après le décès du roi Abdallah, son frère Salmane ben Abdelaziz Al Saoud, 80 ans, monte sur le trône. Au même moment, au Yémen, les Houthis, soutenus par Téhéran, s’emparent du palais présidentiel d’Aden. À Riyad comme à Abu Dhabi, c’est la consternation. Or, l’Arabie saoudite – qui est intervenue militairement à Bahreïn lors des Printemps arabes pour aider les autorités à mater les manifestants chiites… – vient de créer un ministère de la Défense, attribué à Mohammed ben Salmane ben Abdelaziz Al Saoud, né en 1985. MBS préside aussi le tout nouveau Conseil des affaires économiques et du développement, qui remplace une douzaine d’entités gouvernementales, jugées peu efficaces. Le jeune prince a le profil du candidat idéal pour moderniser le royaume: dynamique, passionné de jeux vidéo, il entend le dépoussiérer, l’ouvrir au tourisme, aux compétitions sportives internationales, au consumérisme et aux divertissements, comme y sont parvenus Dubaï, Abu Dhabi ou encore Doha. Cette «rénovation» constitue un immense défi pour le pays des lieux saints de l’islam, où règne une pratique ultrarigoriste, le wahhabisme, et où les revenus pétroliers (près de 90% des recettes budgétaires) génèrent une culture de la rente, rétive à l’innovation et au changement. En 2016, MBS dévoile son ambitieux plan «Saudi Vision 2030». Il s’agit de diversifier l’économie, en augmentant la part des produits manufacturés non pétroliers de 16% à 50% du PIB: développement des énergies renouvelables (58,7 GW prévus en 2030), exploitation de mines de bauxite et de phosphate (35 milliards déjà investis), création d’industries d’armement, d’industries pharmaceutiques, de hubs portuaires et aéroportuaires, privatisation progressive de la compagnie pétrolière Aramco… Dubaï ainsi qu’AbuDhabi (qui dispose de son propre musée du Louvre depuis 2017) constituent pour MBS des modèles à suivre. Dans un tel contexte, MBZ a tout pour devenir son mentor: non seulement le chef des armées émiraties semble apte à affronterles Houthis, mais avec ses presque vingt-cinq ans de plus, il peut le faire bénéficier de son expérience et de ses réseaux, lui confier ses recettes pour rénover son pays…

Mais en 2015, ilreste encore au roi Salmane à imposer son fils comme successeurlégitime… Qu’à cela ne tienne, l’Arabie saoudite a déjà connu une révolution de palais, avec le roi Saoud destitué par son demi-frère Fayçal, en 1964. Et il va procéder de même: en avril, Salmane met à l’écart le prince héritier Moukrine ben Abdelaziz Al Saoud, demi-frère de feu Abdallah, au profit de Mohammed ben Nayef, son neveu et ministre de l’Intérieur. Même s’il est apprécié des Américains, lesquels reconnaissent ses compétences policières et son engagement contre les djihadistes, cela ne suffira pas à le sauver: lui aussi est sur la sellette. Les cercles dirigeants s’affolent. Le 4 septembre 2015, une lettre ouverte, signée par un membre anonyme de la famille royale, demande une réunion d’urgence des Al Saoud afin de… remplacer Salmane! Mais il est déjà trop tard: avec son fils, il raffermit son pouvoir. Le 20 juin 2017, Mohammed ben Nayef est séquestré par des proches de MBS toute une nuit, dans son palais Al Safa, à La Mecque. Le blocus contre le Qatar vient alors de commencer, la guerre au Yémen bat son plein, et le prince héritier d’alors est opposé à ces deux aventures stratégiques (l’avenir lui a d’ailleurs donné raison…). Le Wall Street Journal évoque des «pressions physiques» sur ce dernier, affaibli par une tentative de meurtre commise par Al Qaïda en 2009, qui a besoin d’antidouleurs… À l’aube, contraint à l’abdication, il jette l’éponge. À Washington, MBZ se chargera du service aprèsvente, vantant les qualités de son protégé. Quelques mois plus tard, en novembre, le fils de Moukrine, Mansour, meurt dans un crash d’hélicoptère. Au même moment, 11 princes et une trentaine de ministres et d’anciens ministres sont arrêtés pour corruption, et détenus plusieurs mois dans une prison plus que dorée: les suites de l’hôtel Carlton de Riyad. Le motif de leur inculpation sonne comme une plaisanterie dans un État qui est le seul au monde à porter le nom de ses dirigeants et fondateurs, les Al Saoud: comment s’attendre d’un membre de la famille régnante qu’il distingue fonds privés et publics ? MBS affiche ainsi un train de vie extravagant: entre 2015 et 2017, il aurait dépensé 1,8 milliard de dollars dans des séjours aux Maldives, archipel où il a coutume d’amarrer son yacht à 458 millions de dollars, accompagné d’une cour de 150 invités. Le prince a également acheté l’œuvre d’art la plus chère jamais vendue au monde: le tableau Salvator Mundi, attribué à Léonard de Vinci, pour lequel il a dépensé la bagatelle de 450 millions de dollars…

TOURISME, FOOTBALL ET REALPOLITIK

En même temps qu’il assoit sa mainmise sur l’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane entreprend de l’ouvrir sur le monde et d’en finir avec ses archaïsmes les plus criants : très symboliquement, l’une de ses premières mesures, fin 2017, est l’autorisation, enfin, de conduire pour les Saoudiennes… Le pays était ainsi l’unique État où sévissait cet interdit grotesque. La même année, le ministère du Tourisme invite les médias internationaux à découvrir les ruines nabatéennes d’Al-Ula et de Hegra, dans le nord-ouest. Un trésor archéologique méconnu, dont la splendeurfait écho à celle de Pétra, cité des sables devenue une véritable manne pour le royaume voisin de Jordanie, avec près de 1 million de visiteurs par an. Le prince héritier entend également bâtir un musée sur la civilisation nabatéenne d’un coût de 50 à 100 milliards de dollars. Et présente le «Red Sea Project»: la construction de 50 hôtels (garantis «tourisme durable»…) sur les dizaines d’îles de la côte ouest, pour rivaliser avec les stations balnéaires égyptiennes, israéliennes et jordaniennes. Fort de l’expérience du pays dans l’accueil des pèlerins musulmans (18 millions en 2022), MBS table sur 30 millions de touristes en 2030 (deux fois plus qu’en Égypte en 2023). Le royaume, naguère fermé aux non-musulmans, est désormais accessible aux visiteurs occidentaux et asiatiques grâce à un simple visa on arrival (seules les deux villes saintes de La Mecque et Médine leur demeurent interdites).

Le joueur français Karim Benzema a rejoint le club saoudien Al Ittihad, à Djeddah, en juin dernier. EPA-EFE
Le joueur français Karim Benzema a rejoint le club saoudien Al Ittihad, à Djeddah, en juin dernier. EPA-EFE

Un autre outil du soft power: le sport. Miser sur le ballon rond a fort bien réussi au rival qatarien, propriétaire depuis 2011 du club de foot Paris Saint-Germain et de la chaîne BeIn Sports, et organisateur de la Coupe du monde 2022. Les Émirats ont, quant à eux, acheté le club anglais de Manchester City, présidé par le fils aîné de MBZ, Mansour. MBS a donc entrepris de créer, quasiment ex nihilo, un championnat de haut niveau: en juin, les quatre principaux clubs du royaume (Al Nassr, Al Ittihad, Al Hilal et Al Ahli) ont été acquis par le fonds souverain saoudien, le Public Investment Fund. Celui-ci a permis aux clubs de la Saudi Pro League d’investir, en quelques mois, pas moins de 628 millions d’euros pour acquérir de prestigieux joueurs internationaux lors du mercato estival: Neymar, Karim Benzema, N’Golo Kanté, Sadio Mané, Seko Fofana… La ville de Djeddah a par ailleurs été désignée parla Fédération internationale de football association (FIFA) pour accueillir, en décembre, la Coupe du monde des clubs 2023. Le pays organisera en outre la Coupe d’Asie 2027, et envisage d’être candidat à l’organisation du Mondial 2030 ou 2034. Ses ambitions sportives ne se limitent pas au ballon rond: le royaume accueille déjà le Rallye Dakar (qui, en 2008, a quitté le Sahel pour cause d’insécurité), et – au diable la sobriété énergétique! – organisera en 2029, à grand renfort de neige artificielle, les Jeux asiatiques d’hiver… Face à sa puissance financière, difficile de résister: moins de deux ans après avoir lancé le LIV Golf, le fonds souverain saoudien contrôle désormais le circuit professionnel du golf! Incapable de rivaliser financièrement face aux pétrodollars illimités, le vénérable circuit nord-américain PGA Tour, créé en 1929, a dû se résigner à annoncer, en juin, sa fusion avec le LIV… Aux médias et associations qui l’accusent de «sportwashing» (lorsqu’un État ou une entreprise ripoline son image par le sport), MBS assume, goguenard: «Si le sportwashing augmente notre PIB de 1%, alors nous allons continuer!»

LES DROITS HUMAINS BAFOUÉS

Le prince partage la même conception du développement que ses pairs du Golfe: oui à la liberté d’investir et de consommer, non aux libertés politiques… Un idéal sociétal dépolitisé. En 2016, son mentor, MBZ, a même créé un ministère du Bonheur, comme au Bhoutan, ce petit royaume himalayen qui calcule depuis les années 1970 un indice de «bonheur national brut». Pourle cheikh, les politiques publiques doivent apporter du bien-être social et la satisfaction des individus. Lors de la crise avec le Qatar, la justice émiratie menaçait de trois à quinze ans de réclusion quiconque critiquait le blocus, y compris sur les réseaux sociaux… En Arabie saoudite, en juillet, la justice a ainsi condamné à la peine capitale un professeur, Mohammed al-Ghamdi (dont le frère est un opposant exilé en Angleterre), pour avoir tweeté des messages critiquant le gouvernement, et dont le compte n’affiche pourtant que neuf abonnés. Dans un rapport publié en août, l’ONG internationale de défense des droits humains Human Rights Watch accuse les forces de sécurité saoudiennes d’avoir abattu des centaines, «peut-être plusieurs milliers», de migrants africains (principalement éthiopiens) à la frontière avec le Yémen, entre mars 2022 et juin 2023. Le pays, où travaillent environ 750000 Éthiopiens, met en œuvre depuis 2017 une politique ferme d’expulsion des migrants clandestins du continent…

Le ministre des Affaires étrangères iranien, Hossein Amir-Abdollahian, en visite à Riyad, en août 2023. EPA-EFE/IRANIAN FOREIGN MINISTRY OFFICE HANDOUT HANDOUT EDITORIAL USE ONLY/NO SALES
Le ministre des Affaires étrangères iranien, Hossein Amir-Abdollahian, en visite à Riyad, en août 2023. EPA-EFE/IRANIAN FOREIGN MINISTRY OFFICE HANDOUT HANDOUT EDITORIAL USE ONLY/NO SALES

«Je crois que le Moyen-Orient sera la nouvelle Europe d’ici cinq ans», a déclaré le prince héritier début septembre, peu après l’admission du royaume – ainsi que des Émirats arabes unis et de l’Iran – au sein des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). «Je veux voirle Moyen-Orient au sommet du monde avant de mourir. Dans cinq ans, l’Arabie saoudite sera un pays totalement différent…» Ambitionner de devenir une grande puissance ouverte surle monde, vouloirle meilleur pour son royaume et ses habitants, implique cependant des réformes non seulement économiques et sociales, mais également politiques… L’impasse dans laquelle se trouve le régime iranien devrait servir de contre-exemple à MBS.