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Le plan Maroc vert
Le bonheur sera dans les champs...!

Par Julie Chaudier - Publié en août 2018
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C’est une stratégie particulièrement ambitieuse, annoncée en 2008. Objectif : la transformation et la modernisation de l’agriculture et du monde rural. Depuis, L’AUGMENTATION de la production est considérée comme une grande réussite, mais les performances restent fragiles. La surexploitation des nappes phréatiques, le manque de débouchés et la faible appropriation par les agriculteurs des programmes publics interrogent sur la validité de certains choix faits il y a dix ans.
 
Le 10 juin 2018, à Rabat, Aziz Akhannouch, ministre marocain de l’Agriculture, de la Pêche maritime, du Développement rural et des Eaux et forêts, et Audu Ogbeh, ministre nigérian de l’Agriculture et du Développement rural ont signé devant le roi Mohammed VI et le président nigérian Muhammadu Buhari, alors en visite au Maroc, une convention de coopération dans le domaine de la formation professionnelle agricole et de l’encadrement technique. Derrière cette formulation obscure se cache la promotion active par le royaume de son Plan Maroc vert (PMV) comme modèle de développement agricole auprès des pays d’Afrique de l’Ouest.
Lancé en 2008 par Aziz Akhannouch – déjà ministre de l’Agriculture et par ailleurs PDG de Akwa Group et deuxième fortune du pays –, le Plan Maroc vert prévoit d’investir dans l’agriculture près de 147 milliards de dirhams en dix à quinze ans. Il subventionne l’irrigation, l’amélioration génétique, la mécanisation, la plantation fruitière, la transformation et l’agrégation. L’objectif est simple : augmenter et intensifier durablement la production agricole pour multiplier par deux le PIB agricole et, parallèlement, lutter contre la pauvreté dans les campagnes. Contrairement à ce à quoi l’on pouvait s’attendre et à l’objectif premier de certains plans agricoles du même type mis en place dans les pays émergents, l’objectif du Maroc n’a donc jamais été d’atteindre l’autosuffisance alimentaire. Alors que le monde connaissait en 2007 et 2008 une véritable crise avec l’augmentation soudaine des prix des denrées alimentaires sur les marchés internationaux, le royaume a choisi de conserver toute sa confiance dans le commerce mondial. Le Plan Maroc vert, développé par le cabinet de conseil américain McKinsey, a ainsi misé sur les exportations pour compenser le déficit de la balance commerciale agricole : elles devraient être multipliées par 5,5 d’ici 2020.
 
PRODUIRE PLUS, MAIS POUR QUEL MARCHÉ ?
Dix ans plus tard, « l’hypothèse de base du Plan Maroc vert – l’exportation – ne s’est pas vérifiée », constate Mostafa Errahj, enseignant-chercheur à l’École nationale d’agriculture de Meknès. Les exportations agricoles n’ont augmenté que de 40 % entre 2008 et 2016, alors que dans le même temps les nouveaux périmètres mis en culture déversaient leur production sur le marché. Le PIB agricole a ainsi augmenté de 44 % en 2008 et 2016. Une augmentation importante, mais de moitié inférieure à l’objectif poursuivi à l’horizon 2018-2023. Ce constat se retrouve à des degrés divers dans chacune des grandes filières ciblées par le PMV. Le volume de la production d’agrumes doit s’accroître de 230 %, mais n’a augmenté que de 84 % en 2016. La production d’olives n’a même pas été multipliée par deux, alors qu’elle doit l’être par quatre. Les éleveurs ont produit 2,5 milliards de litres de lait, contre un objectif de 5 milliards en 2020. Deux secteurs font toutefois exception : les céréales, première culture du pays, et la viande rouge. La production de céréales a ainsi atteint, en 2016-2017, à la faveur des pluies, une production de 96 millions de quintaux, dépassant largement l’objectif de 76 millions. En 2016, la production de viande rouge a également atteint 550 000 tonnes, pour un objectif fixé à 560 000.
Dans un contexte de forte augmentation des productions, « nous nous retrouvons en situation de surproduction, en particulier pour les fruits », s’inquiète Mostafa Errahj. En cause, la qualité des produits, qui n’atteint pas les standards des marchés internationaux. « Il arrive, en dehors des cultures qui sont parfaitement maîtrisées, comme les agrumes et la tomate, que le calendrier des traitements chimiques ne soit pas respecté. Ces traitements sont faits trop près de la cueillette, et les résidus sont supérieurs aux normes de nos marchés d’exportation européen et américain », explique le chercheur. Les normes d’accès aux marchés étrangers sont très strictes, et si le trop de résidus chimiques peut empêcher l’exportation, la moindre maladie peut avoir les mêmes conséquences. Lors de la campagne 2016- 2017, les fameuses clémentines de Berkane ont ainsi pourri sur les arbres, parce que les États-Unis, où elles devaient être exportées, y avaient détecté des larves de mouche méditerranéenne, considérée comme une menace pour leurs vergers.
Dès lors, tous ces fruits se retrouvent sur le marché local où la concurrence, là aussi, est rude. « Lorsque je travaillais pour la Banque mondiale, sur l’agriculture, nous avions monté un grand projet de développement du blé dans la plaine de Meknès-Fès. Et nous ne parvenions à rien, parce qu’au même moment, le Maroc importait du blé subventionné en provenance de l’Europe, que les agriculteurs ne pouvaient concurrencer. Le pays a alors relevé ses droits de douane, et dès lors, le projet s’est mis à fonctionner », se rappelait en 2015 Nicolas Imboden, cofondateur de l’ONG IDEAS et ancien ambassadeur chargé de la coopération économique entre la Suisse et les pays en développement. Depuis, le Maroc protège activement sa production céréalière, mais n’a cessé, dans les autres filières, de s’ouvrir aux importations étrangères. L’accord agricole qu’il a signé en 2012 avec l’Union européenne accorde l’accès au marché marocain, sans droit de douane, à 70 % des importations agricoles en provenance de l’UE d’ici 2022. Si, en 2009, au lendemain du lancement du PMV, le royaume parvenait à dégager un excédent commercial agricole de 356 millions d’euros dans ses échanges avec l’Union européenne, un déficit de 67 millions d’euros l’avait déjà remplacé en 2014. Au total, les importations agricoles ont été multipliées par plus de deux, par rapport à la période antérieure à la crise alimentaire mondiale de 2008.
Les produits qui ne sont pas exportés se retrouvent sur le marché local, où la concurrence est rude. ROBERT KLUBA/REA
En dépit de ces difficultés, la direction du Plan Maroc vert continue de pousser l’augmentation de la production et sa diversification. Dans le cadre du pilier II, destiné à la toute petite agriculture vivrière, l’administration locale du ministère de l’Agriculture a invité les agriculteurs à confier, pendant deux ans, leur parcelle à un entrepreneur chargé de la plantation des jeunes arbres, de la fertilisation, de l’irrigation et du gardiennage. « Dans les faits, ces projets ne sont pas durables, parce que la population qui doit en bénéficier ne se les approprie pas vraiment. J’ai ainsi vu un agriculteur qui avait déjà relâché ses bêtes dans son nouveau verger », témoigne Mohamed El Amrani, enseignantchercheur à l’École nationale d’agriculture de Meknès. Le conseil agricole, essentiel dans ce contexte, n’a pas été oublié par le PMV, mais n’est pas prioritaire. L’Office national du conseil agricole a été fondé en 2013, cinq ans après le lancement du Plan, dans le but de mettre en oeuvre une stratégie nationale conçue trois ans plus tôt. « On pourrait […] voir les projets de plantation comme un moyen de développer et renforcer des organisations professionnelles agricoles locales, qui pourront devenir plus autonomes […]. L’arboriculture est actuellement rentable, mais peut-être que demain, les agriculteurs familiaux du pilier II auront à développer d’autres productions ou à améliorer la productivité des plantations ou la commercialisation des fruits pour maintenir leurs exploitations », conseille Nicolas Faysse, ancien enseignant-chercheur à l’École nationale d’agriculture de Meknès, et ses collègues dans leur article « Des hommes et des arbres : relation entre acteurs dans les projets du pilier II du Plan Maroc vert ». Pour lui, le développement des capacités individuelles et collectives des agriculteurs est crucial pour assurer un développement pérenne de l’agriculture.
 
DE LA NÉCESSITÉ DE PÉRENNISER L’ACTION PUBLIQUE
Le pilier I du PMV, dédié à la « grande » agriculture productiviste, présente également des difficultés à pérenniser les contrats d’agrégation. Leur objectif est d’intégrer l’amont et l’aval des différents secteurs de l’agriculture en poussant les agriculteurs – moyennant des subventions – à signer des contrats d’exclusivité avec un industriel. Celui-ci vend les intrants chimiques, fournit un conseil agricole aux agriculteurs et s’engage à acheter toute leur production. En échange, ces derniers s’engagent à suivre ses conseils, acheter ses intrants et à lui vendre toute leur production. Dans les faits, l’agrégateur n’est pas toujours livré par l’agrégé, qui préfère, dans un marché ouvert, vendre au plus offrant plutôt que de se retrouver attaché à un seul gros client, qui se trouve également être son fournisseur. Ainsi, « les agriculteurs avaient-ils tendance, jusqu’ici, à signer des contrats pour bénéficier des subventions et ne les renouvelaient pas ensuite. Il est même arrivé qu’ils ne respectent pas le contrat et ne livrent jamais l’agrégateur, car un acheteur s’était présenté sur le marché avec un meilleur prix », explique Khawla Hdidi, ingénieure agronome. Pour que ces contrats durent, il faut que les partenaires perçoivent pleinement leur intérêt dans l’affaire. Selon Khawla Hdidi, les gains de rendement des agriculteurs sont tels qu’ils ont un net intérêt à renouveler le contrat, mais ils sont méfiants et ce n’est « qu’au bout de trois ou quatre années que l’on parvient à établir des relations de confiance qui permettent à l’agrégation de porter ses fruits. »
Au niveau du ministère de l’Agriculture, une prise de conscience de la nécessité de pérenniser l’action publique se fait progressivement. Déjà, en 2016, la loi sur l’agrégation a été amendée : « Les subventions sont désormais lissées dans le temps, voire conditionnées au respect du contrat d’agrégation, pour assurer sa pérennité », souligne Khawla Hdidi. « Je ressens une nette inflexion de la politique agricole, depuis peu. Alors qu’au début, on pouvait parler d’intensification à outrance, le PMV commence à subventionner des expériences d’agroécologie en bio et en semis direct, reconnaît avec satisfaction Mostafa Errahj. De nombreux colloques et l’évolution des textes de lois prouvent cette nouvelle sensibilité. » En parallèle, les pouvoirs publics essaient également de saisir le monde rural comme un tout, un ensemble fragile dont on ne peut pas isoler l’agriculture pour la subventionner selon le même barème que l’agriculture productiviste. Le ministère de l’Agriculture a ainsi créé une direction de développement de l’espace rural et des zones de montagne et adopté une stratégie dédiée en juillet 2015. Quant à l’eau, sans laquelle rien n’est possible, le gouvernement ne semble toujours pas prêt à prioriser la préservation de la ressource sur la productivité agricole (voir article ci-dessous) et tente le compromis. Aujourd’hui, « c’est là que la force publique doit s’exercer, estime Mohamed Errahj. Les cartes de vocation des sols ne doivent pas seulement servir à déterminer où l’on peut cultiver, mais également où l’on n’a pas le droit de le faire ».