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Les tirailleurs maghrébins :
« Les officiers apprenaient l'arabe dans les tranchées »

Par - Publié en avril 2019
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Les tirailleurs « sénégalais » – en réalité originaires de différents pays d’Afrique – et leurs compagnons d’armes du Maghreb ont payé un lourd tribut aux deux guerres mondiales. En retour, ces soldats ont connu discriminations, inégalités des soldes, gel des retraites, et absence de commémorations de leur sacrifice avant le XXIe siècle.

Belkacem Recham, Les Musulmans algériens dans l’armée française (1919-1945), L’Harmattan, 1995. DR
 
Les zouaves, les spahis, les tirailleurs, les goumiers 
Lors de la conquête de l’Algérie, l’état-major français forme l’armée d’Afrique. Après l’expédition et la prise d’Alger, en 1830, elle décide de recruter des relais locaux pour pénétrer à l’intérieur des terres. Les indigènes ont d’abord constitué les régiments de zouaves (vite remplacés par des Européens d’Algérie), puis les régiments de tirailleurs : un corps d’infanterie (fantassins), et les spahis, qui formaient un corps de cavalerie. Ces soldats indigènes ont participé à la longue et très sanglante conquête du pays, puis ont été affectés à des opérations extérieures : guerre de Crimée (1853-1856), puis aux côtés de Napoléon III en Italie contre l’Autriche, en 1859, en Chine en 1860, expédition contre le Mexique de 1861 à 1867, guerre franco-prussienne en 1870. Après le protectorat français sur la Tunisie, en 1881, puis sur le Maroc en 1912, l’enrôlement de tirailleurs fut étendu à ces deux pays. Les goumiers sont un corps de supplétifs, recrutés pour les besoins de l’armée française, mais appelés pour des circonstances bien précises. Ils ne sont pas encasernés. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les goumiers marocains deviennent célèbres en libérant la Corse. Originaires pour la majorité de l’Atlas marocain, ils sont aguerris aux combats de montagne. Ils ont donc été utilisés lors de la campagne d’Italie, débloquant des situations là où les Américains avaient échoué.
 
La Première Guerre mondiale 
En Algérie, la conscription (service militaire obligatoire), instaurée en 1912, s’est généralisée lors du premier conflit mondial. Les dispenses, les exemptions ne sont plus possibles. Il en est de même en Tunisie. Le Maroc ne fournit que des engagés volontaires. Mais il faut savoir qu’en temps de guerre, ils n’ont de volontaires que le nom, vu toutes les formes de pressions fortement exercées par l’armée sur les chefs indigènes pour obtenir le plus d’hommes possible. Le Maghreb a fourni à l’armée française environ 300 000 hommes lors de la Grande Guerre : 180 000 Algériens, 40 000 Marocains, 80 000 Tunisiens selon la répartition estimée. Le nombre de soldats musulmans du Maghreb morts ou disparus est estimé quant à lui à 36 000.
 
Fusillés pour l’exemple 
Les tirailleurs maghrébins ont été envoyés au front dès les premiers jours de la guerre, par effectifs importants. En plein hiver, ils souffrent du climat, les chefs de corps décrivent des combattants transis de froid, incapables de se lever. En raison du brassage des troupes qui a lieu lors la mobilisation des débuts du conflit, ils sont confiés à des chefs qu’ils ne connaissent pas et qui ne parlent pas leur langue. Leur unité en est désorganisée et beaucoup d’entre eux fuient devant l’ennemi, désertent ou se mutilent pour échapper aux combats. Les premières exécutions pour l’exemple de ces troupes interviennent dès les premiers jours, notamment sur le front de l’Ourcq, et non pas à partir des mutineries du printemps 1917, comme il a souvent été avancé.
 
Des discriminations institutionnalisées 
Ces tirailleurs sont victimes de traitements inégalitaires. Ce n’est qu’en 1943, en pleine mobilisation pour la Seconde Guerre mondiale, que le général de Gaulle instaure la parité des soldes entre les soldats européens et indigènes. Jusqu’à la fin de cette guerre, les militaires indigènes ne pouvaient pas dépasser le grade de capitaine. Leur avancement se faisait au choix, il n’y avait pas de promotion automatique, comme dans le reste de l’armée française. En revanche, leur religion était respectée. On expliquait avec des schémas, des dessins ce qu’il fallait inscrire sur les pierres tombales musulmanes. Ils étaient libres d’exercer librement leur culte, des salles de prières pouvaient être aménagées, on ne leur servait pas de viande de porc… Toutefois, durant le second conflit mondial, avec les rations distribuées cette fois par les Américains, les soldats se plaignent du fait qu’on leur serve souvent du porc. Lors de la campagne d’Italie, la nourriture manque, il y a donc énormément de vols, de chapardages d’animaux par les soldats indigènes dans les campagnes italiennes.
 
Le paternalisme de l’armée 
La majorité des tirailleurs ne parlent pas français. L’armée a créé un corps d’interprètes indigènes, pour faciliter la tâche au commandement. Et de nombreux officiers français ont appris l’arabe ou le berbère dans les tranchées (comme le maréchal Juin, capitaine durant la Première Guerre). Les chefs de corps, et beaucoup d’officiers indigénophiles (favorables à l’égalité avec les indigènes) prônent et cultivent l’encadrement paternaliste, dans la mesure où il ne menace pas le pouvoir colonial. Cela consiste à apporter un soutien moral et matériel aux soldats musulmans en vue d’une meilleure intégration dans l’institution militaire. Mais aussi dans le but de les préserver des propagandes antifrançaises des Allemands et des nationalistes nord-africains.
 
La Seconde Guerre mondiale et la propagande nazie 
Durant la campagne de 1939-1940, entre 300 000 et 350 000 hommes sont mobilisés en Afrique du Nord. Une grande partie participe aux combats de mai-juin 1940, où ils subissent la défaite avec les Français. À partir du débarquement allié en Afrique du Nord, en novembre 1942, et compte tenu de la technologie de guerre américaine, la mobilisation est moindre comparé à la précédente, notamment en Algérie. Mais l’effort du Maroc a pratiquement doublé. En 1914, le protectorat français étant très récent (1912), l’armée n’avait pas eu le temps de former des troupes importantes. Les Allemands ont déployé une propagande très étudiée envers ces soldats musulmans. N’oublions pas qu’Hitler s’est rendu à la grande mosquée de Jérusalem. Sa photo aux côtés du mufti a fait le tour du monde. Durant la « drôle de guerre », ils essayaient de les attirer vers les lignes allemandes, distribuaient des tracts par milliers sur le front pour les amener à déserter ou à rejoindre leurs camps. Mais cela n’a pas suffi à entraver le recrutement de la France dans les colonies. Le résultat de ces actions a été très limité. À la première défaite de l’Allemagne, en 1942, notamment sur le sol africain, cette propagande est apparue ouvertement intéressée et a perdu toute crédibilité aux yeux des populations indigènes. Les tirailleurs participent aux campagnes de Tunisie, d’Italie, puis de France, avec le débarquement de Provence en août 1944 et la libération du front est du pays, du nord au sud.
 
Vers une prise de conscience nationaliste 
Ces soldats reviennent du front complètement transformés, selon le commandement. Encadrés en permanence par des Français, les musulmans tiennent à leur prouver qu’ils sont capables de s’adapter aux exigences de la guerre moderne et de se battre contre les Allemands, qu’ils considèrent comme les meilleurs soldats du monde. À la fin de la Première Guerre mondiale, l’idée que les Français n’auraient pas gagné sans le courage des tirailleurs ni le matériel américain est très répandue au Maghreb. Le tirailleur, autrefois considéré comme un exclu social, devient adulé par la masse musulmane après les deux guerres. Ce passage dans l’armée française favorise la pénétration du discours moderne. Ce n’est pas un hasard : la scolarisation, refusée au début du siècle, est mieux acceptée au lendemain de la Grande Guerre. Le discours français sur la liberté, la justice, est repris par les nationalistes maghrébins et retourné contre la puissance coloniale. Le cas algérien est très caractéristique : durant la guerre d’Algérie, la plupart des cadres de l’armée de libération, l’ALN, bras armé du FLN, ont fait partie de l’armée française, soit en tant qu’appelés du contingent, soit en tant qu’engagés volontaires.
 
Après 1945 
La France a utilisé ses tirailleurs subsahariens comme ceux d’Afrique du Nord lors de la guerre d’Indochine (1946-1954). Ils représentaient sans doute la moitié des troupes – « On voit de tout sauf des Blancs », selon les mots d’un officier français. Au cours de l’histoire, les soldats maghrébins ont, comme leurs compagnons d’armes subsahariens, subi des retards dans le paiement de leurs soldes et la cristallisation de leurs pensions de retraite mise en place par le général de Gaulle. Concernant les commémorations en France, ce n’est que depuis quelques années seulement que l’État rend hommage à ses combattants originaires des anciennes colonies. Et c’est toujours le débarquement de Normandie, auquel elles n’ont pas participé directement, qui est privilégié par rapport à celui de Provence, où elles ont eu un rôle actif.