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Le Covid-19, symbole des inégalités raciales aux États-Unis

Par Cédric Gouverneur - Publié en avril 2020
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Jason Hargrove

Jason Hargrove, chauffeur de bus de Détroit s’était plaint dans une vidéo, mi-mars, d’une passagère qui toussait sans précaution. Onze jours plus tard, il décédait du Covid-19… Dans certaines villes américaines, 70 % des victimes sont noires : le résultat de décennies d’inégalités raciales. 
 
Ce samedi 21 mars, Jason Hasgrove, 50 ans, père de six enfants, est en colère et tient à le faire savoir. Chauffeur de bus à Détroit (Michigan), cet Afro-Américain en a ras le bol de risquer sa vie pour des passagers ingrats. Dans une vidéo publiée sur son compte Facebook, Jason raconte qu’une femme a passé le trajet « à tousser sans se couvrir la bouche ». « Je me suis senti agressé », explique le chauffeur en se filmant avec son smartphone. « Ce virus est réel, vous devez le prendre au sérieux… On est à l’extérieur de chez nous pour faire notre boulot, pour nourrir nos familles… Certains s’en fichent ! » Agrémentée des hashtags « I cannot stay at home » et « I’m on the road 4U » (« Je ne peux pas rester chez moi », « Je suis sur la route pour vous »), la vidéo devient virale dans une Amérique où le nouveau coronavirus débute ses ravages…
 
Moins de deux semaines après son coup de gueule, Jason Hasgrove meurt du Covid-19. Probablement contaminé par la passagère sans gêne. Le surlendemain de l’incident, a raconté sa veuve Desha au journal Detroit News, il est fiévreux, il tousse. Trois jours plus tard, il est si mal que son épouse le conduit à l’hôpital. On le renvoie chez lui avec du sirop contre la toux et un analgésique. Pourtant, Jason, en surpoids, est un patient à risque. Son état s’aggrave. Il retourne à l’hôpital. Qui le renvoie une fois de plus chez lui. Son troisième séjour sera le dernier : il décède le mercredi 1er avril. Ce matin-là, Desha téléphone à l’hôpital pour prendre des nouvelles de son mari. On lui répond qu’il a succombé durant la nuit.
 
Le cas de Jason Hasgrove est symptomatique de la vulnérabilité des Afro-Américains face au Covid-19 : alors qu’ils représentent environ 13 % de la population du pays, ils totalisent, selon le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), un tiers des malades hospitalisés et jusqu’à trois quarts des décès dans certaines régions. En Louisiane, les Noirs constituent un tiers des citoyens, mais 70 % des morts imputables au coronavirus. Dans les États du Michigan et de l’Illinois, où ils sont 14 %, ils forment 40 % des victimes. Le triste record est battu par la ville de Chicago (Illinois), où les Afro-Américains sont 31 % de la population, mais représentent 72 % des morts. « Ces chiffres vous coupent le souffle », a commenté Lori Lightfoot, la mairesse – noire – de Chicago, ajoutant que cela figurait « parmi les choses plus choquantes » qu’elle ait vues durant son mandat.
 
Jusqu’à trente ans d’espérance de vie en moins
 
Interrogé sur ces chiffres le 7 avril, le président Donald Trump a fait semblant de s’en demander la raison. La réponse est pourtant évidente : cette surmortalité est le pur produit des inégalités raciales américaines. Selon le recensement de 2017, 21,2 % des Noirs vivent sous le seuil de pauvreté, contre 8,7 % des Blancs et 12,3 % pour l’ensemble des Américains. Dans un pays où l’obésité frappe 40 % de la population, les plus démunis ont la pire alimentation et la plus mauvaise hygiène de vie. Or, selon le CDC, 90 % des décès dus au Covid-19 aux États-Unis touchent des personnes souffrant au préalable d’hypertension, d’obésité, de problèmes pulmonaires, de diabète, etc. Le docteur Anthony Fauci – l’épidémiologiste qui conseille la Maison-Blanche et n’hésite pas à contredire Trump au cours de ses points presse – l’indique : « Les conditions médicales sous-jacentes peuvent rendre plus probables que les Afro-Américains soient admis en soins intensifs ou meurent. » Les travailleurs les plus précaires sont aussi ceux qui, comme Jason Hasgrove, exercent les métiers les plus exposés à la contamination. 
 
Soulignons également que les malades qui réchappent au virus risquent de s’endetter à vie : en se basant sur le coût moyen d’une hospitalisation de six jours pour traiter une pneumonie, FAIR Health (une association d’aide médicale aux plus démunis) a calculé que les patients les plus modestes pourraient se retrouver avec une facture de 42 000 à 74 000 dollars s’ils ne sont pas assurés ou si leur assurance est incomplète. Or, une étude a déjà établi qu’un tiers des Noirs ne voyaient pas de médecin quand ils sont malades, faute d’argent. Et plus de la moitié (55 %) doivent recourir au crédit afin de régler leurs frais médicaux.
 
En juin 2019, une étude de l’université de New York avait démontré, en comparant la démographie de 500 villes américaines, une différence d’espérance de vie de « 25 à 30 ans » entre quartiers aisés et quartiers défavorisés ! Le sinistre record était (déjà) battu par Chicago, où un individu noir d’un quartier pauvre vit en moyenne 60 ans, soit trente années de moins qu’une personne blanche d’un quartier riche. L’étude soulignait que « plus forte est la ségrégation raciale, plus forte est la différence en matière d’espérance de vie » du fait de l’insécurité, de l’absence de services sociaux et médicaux… La pandémie risque donc d’élargir un gouffre déjà béant.